mardi 25 septembre 2007

Souccot - Pour comprendre le lien entre Israël et les Nations

Souccot (ou Soukot) est une fête étrange à bien des égards.

Expérience vécue: autant il est facile d'expliquer à un non-juif ce que sont Roch-Hachana ("Nouvel an juif") et Kippour ("Grand pardon"), autant même en simplifiant à l'extrême, il est très compliqué de raconter qu'après avoir eu le pardon divin pour nos fautes passées, nous nous embarquions cinq jours plus tard dans une fête qui dure 8 jours (9 en Diaspora).

Surtout si c'est pour raconter que nous vivons dans des cabanes pendant 8 jours et qu'à la synagogue nous devons faire des gestes mi-mystique, mi-floklorique avec une branche de palmier, des feuilles de saule, des branches de myrte et un cédrat... Non, très franchement, c'est au-delà de mes forces.


D'autant que si l'on regarde bien, Souccot est peut-être la seule fête qui n'a pas été récupérée par le monde chrétien. Pessah va bien avec Pâques.
Chavouot avec Pentecôte.
Pourim avec Mardi Gras.
Hanouka avec Noël.
Mais Souccot n'a incroyablement pas d'équivalent.

Les Nations ne savent pas ce qu'est Souccot.

Cela est d'autant plus remarquable que dans la tradition juive, Souccot est une fête étroitement lié aux rapports avec les nations. Lorsque le Temple de Jérusalem fonctionnait, la fête de Souccot donnait lieu aux sacrifices de 70 taureaux, métaphore des 70 nations, elles-mêmes image pour signifier la totalité de l'humanité. Ces 70 taureaux n'étaient pas sacrifiés d'un coup.

On partait de 13 taureaux le premier jour, pour finir à 7 le septième jour.

Tout mathématicien amateur aura vite fait de faire le calcul avec la formule de la somme arithmétique apprise en classe prépa:


D'où que le nombre de taureaux sacrifiés à Souccot est égal à: S (1;13) - S(1;6) = (13*14)/2 - (7*6)/2 = 91 - 21 = 70.

Ces 70 taureaux semblant un appel à l'humanité à respecter les 7 lois noahides qui permettent aux Nations d'accéder au message divin, temps qui n'est pas encore arrivé.

C'est donc une fête éminente durant laquelle le peuple juif s'adresse au reste de l'humanité.

Ce qui est très étonnant, c'est que cette interprétation et le fait que Souccot est inconnu des Nations et en particulier du monde occidental (=chrétien) se trouve confirmé de manière troublante dans le premier passage de la Thora où l'on trouve le terme de Souccot. Rappelons le contexte, dans la paracha Vaychlah.

Jacob a obtenu la bénédiction de l'aîné au détriment d'Esaü. Celui-ci veut se venger, c'est donc le début d'une longue fuite pour Jacob. Fuite durant laquelle il se marie, fait des enfants, vit sa vie....et de longues années plus tard, il retrouve son frère. Le texte rend bien la façon dont Jacob craint terriblement ces retrouvailles. Mais finalement ça se passe plutôt bien. Si bien, que Esaü propose une sorte de "fusion"... Regardons le texte en détail:

Genèse (33;12)

Il [Esaü] dit: "Partons et marchons ensemble; je me conformerai à ton pas." Il [Jacob] lui répondit: "Mon seigneur sait que ces enfants sont délicats, que ce menu et ce gros bétail qui allaitent exigent mes soins; si on les surmène un seul jour, tout le jeune bétail périra. Que mon seigneur veuille passer devant son serviteur; moi, je cheminerai à ma commodité, selon le pas de la suite qui m'accompagne et selon le pas des enfants, jusqu'à ce que je rejoigne mon seigneur à Séir." Ésaü dit: "Je veux alors te faire escorter par une partie de mes hommes." II répondit: "A quoi bon? Je voudrais trouver grâce aux yeux de mon seigneur!" Ce jour même, Ésaü reprit le chemin de Séir. Quant à Jacob, il se dirigea vers Soukkoth; il s'y bâtit une demeure et pour son bétail il fit des enclos: c'est pourquoi l'on appela cet endroit Soukkoth.


Esaü représente, dans la tradition juive, la civilisation romaine dont l'occident et la chrétienté sont issus. Tout ce texte est une métaphore incroyable des relations futures entre Rome et Israël. Esaü veut aller vite, droit au but, c'est un impatient (cf. cet article magnifique sur le sujet) Il veut aller à Séir, qui représente la terre d'Edom, mais qui est aussi une métaphore explicite du jour de Kippour. En effet, un des instants majeurs de Kippour est le rituel des deux boucs dont l'un deviendra le fameux "bouc émissaire". Les deux boucs qui se disent "Seirim".


En d'autres termes, Esaü, Rome, la chrétienté peuvent et veulent aller à Kippour. Ils en connaissent la signification et le sens. Mais lorsqu'il s'agit d'aller à Souccot, les deux frères (jumeaux) se séparent. Seul Jacob/Israël pourra en maîtriser le contenu.


Je comprends désormais un peu mieux pourquoi il m'est si difficile d'expliquer la fête de Souccot... D'autant que ces réflexions m'obligent à aller en chercher le sens profond et la raison pour laquelle c'est une fête finalement si spécifique !





vendredi 7 septembre 2007

Saul Lieberman and the Orthodox de Marc B. Shapiro


On ne se rend pas bien compte, depuis nos salons parisiens, à quel point les études juives (et par là j'entends les travaux de recherche sociologiques, philosophiques ou epistémologiques sur le monde juif) pratiquées en Israël et aux Etats-Unis sont à des années lumière de ce qui peut se pratiquer en France.

J'en ai encore eu récemment la preuve en me baladant sur un site passionnant: http://seforim.blogspot.com/

Le niveau académique de ce simple blog est tout simplement époustouflant. C'est notamment là que j'ai découvert les articles de Marc Shapiro, notamment une revue des livres consacrés à Ovadia Yosef absolument remarquable. J'en ai fait part à mon ami Byniamin Sznajder (brillant universitaire et grand connaisseur du monde de la Thora), qui a contacté Marc Shapiro (apparemment adorable en plus d'être brillant) et qui lui a fait parvenir par un étrange concours de circonstances deux exemplaires d'un de ses ouvrages.

Byniamin "Le Tailleur" m'en a très gentiment remis un exemplaire et c'est ainsi que je plongeais dans "Saul Liberman and the Orthodox".


D'abord, qui est Saul Liberman ?

Saul Liberman est essentiellement (un peu) connu en France pour avoir été, après M.Chouchani, le deuxième Grand Maître de Elie Wiesel, lorsque celui-ci s'installa aux Etats-Unis. Pour qui connaît un peu de réputation M.Chouchani, via Lévinas ou Shlomo Malka, le simple fait de savoir qu'Elie Wiesel lui accordait une dimension équivalente devrait nous rendre attentif.

Et en effet, Saul Liberman était considéré par bien des Sages de son temps comme un Gadol, c'est-à-dire une sommité dans l'étude de la Thora. Mais tout le long de sa vie, et c'est l'objet du livre, Saul Liberman a eu fort à faire dans ses relations avec le monde orthodoxe. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'en 1940, il accepta de devenir enseignant au Jewish Theological Seminary, le principal centre de formations de la mouvance Conservative aux Etats-Unis.

En effet, depuis la fin du XIXème siècle et jusqu'à cette époque, les conservatives (en France représentés par les Massorti) ont un problème crucial à régler. Toute leur idéologie tourne autour du respect de la halakha (à la différence donc du mouvement libéral), mais en s'autorisant parfois à remonter à des décisions talmudiques ou légèrement postérieures, sans tenir toujours compte des développements ultérieurs de la Halakha, notamment post-Choulkhan Aroukh.

Or, pour pouvoir être crédible sur ces sujets, il est indispensable de pouvoir compter sur des ressources internes au mouvement qui soient véritablement calées sur le Talmud et ses commentaires. Il faut donc des enseignants de qualité et qui maîtrisent la Guemara sur le bout des doigts. Où sont ces gens en 1940 ? Dans les Yéchivot orthodoxes évidemment. C'est là-bas qu'il faut aller les chercher en les convaincant d'enseigner dans une institution Conservative.

Tout le sujet du livre de Shapiro, c'est de nous conter cette aventure qui dura tout de même plus de 40 ans (Lieberman finit en effet par devenir Directeur du JTS), parsemée de relations très spéciales avec son monde d'origine: l'orthodoxie.


Un autre monde

Shapiro nous renseigne d'abord sur les relations de l'époque entre les orthodoxes et les conservatives. Contrairement à la situation actuelle, les contacts entre les deux bords sont, sinon fréquents, existants.
Les Conservative restent proche des orthodoxes sur beaucoup de sujets et sont encore bien distincts des mouvements libéraux (reformed aux Etats-Unis). Lorsque Lieberman arrive au JTS, c'est à l'issue d'un choix entre le JTS et la Yéchiva de son ancien condisciple le Rav Itzhak Hutner. Shapiro semble expliquer ce choix par des raisons purement pratiques: accès plus facile aux ressources académiques, confort, etc, etc... Il ramène également certaines sources tendant à dire que Lieberman avait un objectif "prosélyte" en allant au JTS, en d'autres termes, sensibiliser au Talmud, à la Thora et au respect des Grands d'Israël les étudiants de ce centre de formation.

Les réactions du monde orthodoxe sont contrastées, même si elles deviennent beaucoup plus sensibles à partir de 1949 lorsque Lieberman devient "Dean" (Doyen) de l'école rabbinique du JTS, puis recteur de l'institution en 1959, nous le verrons.

Une figure unanimement respectée

On l'a dit, Lieberman était considéré comme un Gadol. Il a notamment beaucoup travaillé sur le Talmud de Jérusalem, le parent pauvre du Talmud puisqu'il est plus ancien et confus que le Talmud de Babylone et qu'il n'a donc pas servi de façon systématique à l'établissement de la Halakha. Ses travaux sur la Tossefta sont également régulièrement cités par les plus grands auteurs (notamment son commentaire extensif Tosefta kiPeshuta), même si la façon de le citer en révèle beaucoup sur la perception de l'auteur sur Lieberman.

Certains, comme le Rav Weinberg (auteur du Seridei Ech), n'hésite pas à le citer largement et à lui accoler le titre de "Rabbi" Saul Lieberman, sans que sa situation personnelle ne rentre en ligne de compte.
Au niveau de la correspondance privée, c'est encore plus flagrant: Shapiro cite les titres qu'accollent à leur début de lettres d'éminentes figures telles que le Rav Weinberg, le Rav J.D Soloveitchik ou le Rav Ch.Y Zevin (auteur du classique Moadim beHalakha et directeur de l'Encyclopédie Talmudique): Géant incisif dans toutes les parties de la Thora, Grand Géant Sage et Scribe, Fabuleux Géant Guide de la génération, etc, etc... (en hébreu c'est un peu moins kitch que ma traduction).
D'autres vont être plus neutres: le "Rabbi" n'existe plus ou il est simplement mentionné "Hakham Ehad" (Un sage).

Quelques exemples intéressants:
Les Hassidim de Guer, qui entamèrent un cycle d'étude quotidienne du Talmud de Jerusalem afin d'en publier un commentaire inédit, ont bien évidemment sur leur table de travail les ouvrages de Lieberman (Ha-Yeroushalmi kePshouto et Tosefta kePshouto). Mais ils ne citent jamais ces commentaires nominativement, tout en rapportant le travail de Lieberman sous la formule "Il est possible de dire...".
La raison invoquée est limpide: "Nous voulons que notre commentaire soit utilisé". En d'autres termes, le nom de Lieberman peut suffire à décrédibiliser un commentaire tout entier.

Le magnifique livre du Rav Zevin Moadim beHalakha a été traduit en anglais par ArtScroll. Or, le Rav Zevin cite "R. Saul Lieberman" dans son ouvrage original en hébreu. La traduction en anglais omet bizarrement le titre R. (qui veut dire Rabbi).

Une des anecdotes les plus étonnantes que cite Marc Shapiro, et qui semble véridique, fut la réponse du Rabbi de Loubavitch (Menahem Mendel Schneerson) à propos d'une personne qui lui demanda si elle pouvait aller enseigner au JTS. Celui-ci lui répondit: "Tu peux rester, tant que reste Lieberman".

Ce comportement est lié à plusieurs choses:
- Saul Liberman est issu d'une famille prestigieuse et a été très tôt reconnu comme un futur Grand d'Israël. Il est marié à la petite-fille du Netziv de Volojhine et se trouve être le cousin germain du Hazone Ich, le fondateur de Bné-Brak et reconnu par tous comme le "Prince de la Génération" d'après-guerre en Israël.
- Même si Lieberman est lié au mouvement conservative, celui-ci semble ne jamais s'être considéré comme autre chose qu'orthodoxe. Même au JTS, il ne menait jamais d'office sans séparation entre hommes et femmes. Il a également âprement lutté vers la fin de sa vie contre l'ordination des femmes-rabbins comme de façon plus générale contre l'orientation très égalitariste du mouvement Conservative.

Il est bien évident qu'une personne moins brillante que Lieberman ou qui aurait intégré dans sa pratique personnelle des attitudes conservative aurait posé beaucoup moins de problèmes au monde orthodoxe.

Quelle référence Halakhique pour le traitement de Lieberman par les orthodoxes ?



Lieberman est un Grand, c'est acquis. Il semble toujours s'être considéré comme un orthodoxe. Mais que dit la Halakha sur un cas pareil ? Quelles relations peut-on ou doit-on avoir avec Lieberman et son travail ?


Il semble, à lire Shapiro, que les Sages modernes se soient appuyés sur deux grands principes opposés.


Le premier, c'est évidemment le traitement lié à tout celui qui se sépare de la communauté en empruntant un voie, qualifiée schématiquement "d'hérétique". C'est le cas de Lieberman puisqu'il fait partie intégrante du mouvement Conservative, que les orthodoxes considèrent comme très dangereux pour le judaïsme, presque plus que les libéraux. En effet, à l'inverse de ceux-ci, les conservatives considèrent que leurs prises de position halakhique s'appuient complètement sur la littérature talmudique.


Les orthodoxes craignent, et malheureusement la suite leur donnera raison, que les conservatives, en perdant le lien avec la tradition rabbinique, soient portés à prendre des décisions qui n'aient plus rien à voir avec la tradition juive. L'évolution de ce mouvement, que Shapiro rappelle en conclusion de ce livre (ordination des femmes, légitimation de l'homosexualité, etc...) et que Lieberman lui-même trouvait répréhensible justifiait de se tenir à l'écart de toute personne susceptible de défendre cette vision du judaïsme. D'où certaines prises de position visant à interdire toute relation avec Lieberman, ainsi que d'utiliser son travail.


Dans les faits, ce n'est pas tant à Lieberman qu'on s'en prend mais à ses fréquentations. En effet, au JTS enseignait également Mordekhaï Kaplan, fondateur du courant "reconstructionniste" qui, même pour Lieberman apparaît au mieux comme un illuminé, au pire comme un véritable hérétique. Shapiro montre cependant de manière convaincante que Saul Lieberman appliquait personnellement les mesures de Herem (sorte d'excommunication) émises par les rabbins orthodoxes à l'encontre de Kaplan. Malgré cela, le simple fait de savoir que Lieberman pouvait enseigner dans la même institution qu'une figure aussi décriée que Kaplan suffisait à le condamner.


Par ailleurs, l'implication croissante de Saul Liberman dans l'organisation interne du JTS (directeur de l'école rabbinique puis recteur du JTS) tendait à créer une preuve irréductible de la confusion facile entre Lieberman et le mouvement Conservative.


L'autre principe est issu du statut particulier d'Elisha ben Abouya. Son histoire est connue: maître éminent du Talmud, il perdit la foi pour des raisons complexes que nous n'analyserons pas ici. Cependant, son élève le plus brillant, Rabbi Méïr, ne voulut pas abandonner son maître et son enseignement. Il continua donc à étudier avec ce maître pourtant rejeté par tous ses collègues (au point d'être appelé dans la Guemar "Akher", "L'Autre"). Certains enseignements d'Elisha ben Abouya sont parfois rapportés par Rabbi Méïr mais sans citer le nom de son maître.


C'est la même démarche qui a prévalu pour Lieberman: son travail n'a pas été rejeté, mais sa référence reste cachée.


Comment Liberman a-t-il pu ?


Une question se pose: si Lieberman se considérait encore comme un Orthodoxe, comment a-t-il pu aller enseigner au JTS avec tous les problèmes halakhiques que cela posait ? Sa réponse était une pure réponse orthodoxe:


- S'il y avait un problème, les rabbins américains n'avaient qu'à me faire venir dans un tribunal rabbinique.


- Ma défense aurait été la suivante: j'ai posé une cheela (une question halakhique) à trois grands décisionnaires en Israël avant de partir. Deux d'entre eux m'ont autorisé à partir. Ce que j'ai donc fait.


Qui sont ces 3 décisionnaires ? Lieberman n'a pas voulu le révéler ailleurs que dans un Beth-Din, mais Marc Shapiro penche pour les 4 personnalités suivantes: R. Itzhak Herzog, alors Grand-Rabbin d'Israël (Palestine à l'époque), Rav Tzvi Pessah Frank alors Grand Rabbin de Jérusalem, Rav Isser Zalman Meltzer et son beau-père Rav Meir Bar-Ilan. Le problème de ce dernier étant qu'il ne peut pas être vraiment considéré comme un Grand d'Israël. De plus, il semble qu'il ait été opposé au départ de Lieberman au JTS.


Dans tous les cas, ceci confirme bien l'attachement de Saul Liberman à une attitude et à des modalités de fonctionnement proches du monde orthodoxe.



Quelle conclusion ?

Le livre de Shapiro est vraiment un condensé des relations houleuses entre orthodoxes et conservatives dans cette deuxième moitié de XXème siècle. Sa conclusion principale, un peu pessimiste, vise à montrer que les relations initiales entre Lieberman et les orthodoxes font désormais partie d'un monde perdu:



"Recent decades have seen Orthodoxy move to the right, just as Conservative judaism has moved to the left. Conservative judaism has embraced halakhic egalitarianism as an absolute, and seems on the verge of a major shift in the direction of legitimizing homosexuality. Considering the way the two movements look today, it is hard for many to imagine that there was a time when the divisions were not so stark, when one's denominational affiliation did not necessary place one in direct ideological conflict with members of other denomination. There was a time when great talmidei hakhamim of both denominations could be intellectual comrades, and outstanding minds from the Orthodox world could join their Conservatives colleagues in teaching Torah. It is a lost world of American Judaism."

J'ajouterais quand même une réflexion plus personnelle. Je ne connais pas bien l'oeuvre de Lieberman, mais il me semble qu'elle appartient principalement au champ académique. Des commentaires grammaticaux, des approfondissements de livres encore confus, des éclairages historiques lumineux sur certains passages...mais peu de commentaires avec une véritable implication personnelle et des innovations intellectuelles. Pas de révolution méthodologique comme ont pu en produire Maïmonide ou le Maharal. Mais même sans aller jusqu'à ces deux géants, on aurait aimé des développements aussi originaux que ceux de son ancien condisciple le Rav Hutner, des commentaires de la tradition qui auraient pu guider ses élèves dans le complexe déroulement de l'existence.


Peut-être qu'Elie Wiesel pourra nous renseigner, lui qui a semblé marqué par un enseignement qui avait l'air d'être tout sauf sec ?

mardi 4 septembre 2007

Alain Badiou - Circonstances 3: Portées du mot "Juif"

Le petit landerneau parisien s'est récemment agité à propos d'un livre d'Eric Marty: "Une querelle avec Alain Badiou, philosophe".

L'objet du délit ? Le livre, ou plutôt le recueil d'articles d'Alain Badiou paru en 2005 sous le titre "Circonstances 3: Portées du mot "Juif"".

Mini tempête médiatique, tribunes prenant la défense de Badiou (Daniel Bensaïd) ou au contraire condamnant sa prose (Roger Pol-Droit, Frédéric Nef), plus dans chaque camp les tenants du plus extrême politiquement correct, j'ai nommé:

- Aude Lancelin dans le Nouvel Observateur qui, si elle pointe bien l'opposition évidente entre Badiou et Milner, ne peut (ou ne veut) pas voir les lacunes considérables de la pensée de Badiou à propos du nom juif et cela, indépendamment d'Israël et de la Shoa (j'y reviens).

- Victor Malka sur France Culture, un phénomène celui-là, qui cite Berouria à longueur de temps pour mettre en avant le féminisme juif (en oubliant de préciser comment elle a fini), qui laisse publier dans son journal Information Juive un article de Claude Vigée sur Benny Lévy aussi bête et daté qu'anticlérical, et qui lorsqu'il reçoit Eric Marty se plaint du traitement du Talmud par Badiou alors qu'à la lecture, force est de constater que ce mot là lui est complètement inconnu (j'y reviendrai aussi).

C'est donc pour me faire une idée réelle de toute cette petite polémique, mais qui recèle un débat en fait vertigineux, que je commande le livre de Badiou.

Une question bien posée et fondamentale:


La question que pose Alain Badiou en introduction de ce recueil est la bonne. Faut-il faire du nom juif un nom particulier de la pensée générale ? Ce nom a-t-il une spécificité qui nous aiderait à mieux penser le monde ? Fait-on une erreur de raisonnement lorsqu'on pense la politique, l'universel ou le rapport à l'autre en évacuant la référence au nom juif ?

C'est cela qui oppose principalement les deux camps, dont les représentants les plus éminents sont Badiou d'un côté et Milner de l'autre.


...mais qui dérape très vite:


Selon Badiou, la spécificité de ce nom juif et les velleités de certains à le sacraliser trouvent leur origine dans cet événement singulier qu'est la Shoa et dans la situation unique qu'occupe l'Etat d'Israël.

Le nom de "juif" est une création politique nazie qui n'a aucun référent préexistant » (p. 40)

Badiou le redit en d'autres termes dans une émission sur RFI: il n'y a rien en commun entre tous les juifs assassinés par Hitler. Quel rapport en effet entre un riche banquier viennois et un pauvre paysan du shtetl ? Ils n'ont pas le même mode de vie, pas la même culture, pas le même rapport à la politique et à la collectivité.

Et puis, pour Badiou, dans cette classique définition certainement issue du pathétique jeu de mot hébreu = ever = passer = celui qui passe d'une culture à une autre sans appartenir à aucune, le Juif est celui qui "passe" de l'autre côté de sa culture d'origine.

Comme Jean Daniel (dans La Prison juive), comme Edgar Morin (dans Le monde moderne et la question juive) et comme d'autres, le prototype du "bon Juif", c'est Spinoza, c'est Marx, c'est Freud.

Pour Badiou, c'est même Paul de Tarse qui en prononçant cette phrase puissante (qui redevient à la mode puisqu'elle a été également magistralement commentée par Jean-Claude Milner dans Le Juif de savoir) accomplit au mieux la destinée du juif: "Il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme, car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ".




Et c'est là que réside en fait la principale opposition entre Alain Badiou et Jean-Claude Milner, bien que peu de commentateurs l'aient relevée, chose normale dans un pays aussi peu sensible à la tradition religieuse que la France: ce qui oppose Milner et Badiou, c'est la reconnaissance d'une spécificité positive du nom juif.


Pour Badiou en effet (qui n'a pas lu Leibowitz), le fait historique consistant en ce que pendant près de 2000 ans, en tous cas jusqu'à la fin du XIXème siècle, les Juifs ont en effet partagé une spécificité commune qui était la soumission collective au joug des Mitzvots et à l'étude de la tradition orale, n'existe tout simplement pas. Aucune trace du Talmud chez Badiou. Le trou noir. Lorsqu'il cite Lévinas, c'est pour rappeler ses travaux philosophiques sur l'altérité. Lorsqu'il affirme que ce sont les nazis qui ont créé un signifiant globalisant, il oublie la tradition ininterrompue d'étude des textes. Il ne veut pas voir, qu'indépendamment de toute croyance et en vertu d'un principe purement matérialiste, ce qui a contribué au dynamisme et à la continuité hitorique du peuple juif c'est son rapport à l'étude du Talmud et à son application pratique.

Elément que n'a évidemment pas laissé passer Jean-Claude Milner dans "Les penchants criminels de l'Europe démocratique".

C'est cela la véritable faiblesse de la position de Badiou: bien sûr que l'on peut tenir que l'Etat d'Israël a une politique néfaste pour la région, pour les palestiniens et même pour ses propres habitants (cf. Leibowitz). Bien sûr également que l'on peut tenir très sérieusement que la marque laissée par la Shoa ne doit pas conduire à rendre le nom juif incontournable dans le champ de la pensée générale. Mais ces positions ne sont tenables que si elles englobent dans leur réflexion ce que le peuple juif a eu de spécifique et de différenciant (le Talmud, son étude et sa pratique), toujours maintenu par les Juifs traditionnels.





Spinoza, Marx et Freud ne sont que des dérivés, certes brillants, de cette habitude de réflexion et de violente dialectique propre à la tradition juive. Ils sont comme un des fruits d'un arbre robuste et puissant, mais qui comme tout fruit va pourrir un jour, alors que l'arbre se maintiendra encore vigoureux si la sève ne cesse pas de l'irriguer. La sève c'est le Talmud et sa préservation par le peuple juif traditionnel. Les fruits ce sont Jésus, Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Paul de Tarse, mais aussi Edgar Morin ou Jean Daniel.

De plus ou moins magnifiques fruits mais qui ne voient plus l'arbre duquel ils proviennent.


Des interrogations tout de même:

Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Si Badiou ne reconnaît pas ce fait historique, matérialiste qu'a été l'importance de l'étude, il a le mérite de poser une question lancinante pour tous ceux qui se disent juifs mais qui n'ont plus qu'un lointain rapport avec la tradition.

"Je polémique contre ceux qui disent que « juif » est un nom, et non pas un mot, c'est-à-dire ceux qui soutiennent que le mode de rassemblement que ce nom forme est unifié et absolument irréductible à tout autre. A mon avis, cela n'est soutenable que si intervient la transcendance divine. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on peut soutenir que « juif » est un nom, parce qu'il s'inscrit dans l'espace d'une élection : « juif » est le nom de l'Alliance. Je soutiens, comme le fait de façon cohérente Levinas, qu'il n'est pas possible de maintenir cette exception nominale sans l'appui de la religion."


Badiou pose cette question: en quoi vous qui avez des grands-parents déportés pendant la Shoa ou habitez en Israël êtes-vous différent d'un point de vue ontologique d'un français breton ou auvergnat ? Est-ce cela qui vous donne ce droit de prendre une place démesurée dans le débat intellectuel français ?

A cela la réponse est claire: il n'est pas question de transcendance divine, même pas chez Lévinas. Il est question de l'effort difficile et acharné visant à étudier une tradition orale constamment renouvelée et à pratiquer un mode de vie fondé sur le respect des Mitzvots.

En revanche sans cela, la question de Badiou reste effectivement cruciale pour qui continue à vouloir se dire juif...



Nota: du simple point de vue du style, et bien que normaliens tous deux, il n'y a pas photo: Milner est inégalable...