dimanche 28 mars 2010

La sortie d'Egypte: devenir Will Hunting

En relisant avant la fête quelques commentaires sur la fête de Pessah, je suis tombé sur une question intéressante soulevée par le Siftei Haïm. Le Siftei Haïm est un livre qui recueille les interventions du Rav Haïm Friedlander, ancien Mashguiah (directeur spirituel) de la prestigieuse Yéchiva de Poniowicz.

Elève du Rav Dessler, dont les travaux de moraliste sont connus, il reprend cette spécificité mais en y intégrant les acquis rigoureux et rationnalistes de la grande tradition d'étude lituanienne.

La question, la voici: dans la Haggada de Pessah, on lit "Et même si nous étions tous des Sages, des intelligences subtiles ou des Anciens, nous aurions encore la Mitzva de raconter la Sortie d'Egypte". Pourquoi cette phrase ? Y aurait-il quelque chose qui eût pu nous faire penser que cela aurait pu être le cas ? Qu'un Sage n'aurait plus le devoir de raconter l'épisode de la sortie d'Egypte durant le soir du Séder ?

En effet. Si la Mitzva de se souvenir de la Sortie d'Egytpte (Zakhor) s'applique à tout le monde et en tous lieux, la Mitzva de raconter (Lesaper) ne vaut que pour la nuit du Seder. Et on pourrait croire, à la vue du verset qui impose cette Mitzva, qu'elle ne s'applique qu'à celui qui n'a pas connaissance de l'événement extraordinaire qu'a constitué le passage à la liberté: "Et tu raconteras à ton fils (...) ce que D.ieu a fait ce jour-là...".

Cette Mitzva semble impliquer un échange, une transmission impliquant des faits et la découverte d'un événement historique. Quiconque connaîtrait déjà cet événement en serait donc naturellement dispensé. Un Sage pourrait donc ne pas être astreint au Seder de Pessah.
Voilà ce que veut récuser la Hagada. Car ce qui est notable dans le "Serions-nous tous des Sages,...", c'est le "Tous". Qu'il y ait des Sages à la table du Seder, cela peut arriver. Mais l'obligation qui leur serait faite d'initier l'échange et de prendre langue avec les moins sages subsisterait, on peut le comprendre aisément.

Or, ce que dit la Hagada, c'est que même s'il n'y avait à table personne d'ignorant, il faudrait malgré tout raconter l'histoire de la sortie d'Egypte. Interprétation directement confirmée par l'histoire des 5 Sages participant au Seder et discutant de la Sortie d'Egypte durant toute la nuit (Tous disposaient bien sûr d'une parfaite connaissance du sujet et n'avaient personne à qui transmettre puisqu'il est bien notifié dans ce récit que leurs élèves n'arrivèrent qu'au petit matin).

Confirmée également par la Halakha qui indique qu'une personne seule pour le Seder doit encore impérativement lire la Hagada et travailler sur l'événement de la Sortie d'Egypte.

La question est alors évidente: si cette mitzva n'est pas un travail de transmission, qu'est-ce que c'est au juste ? Un travail sur soi ? Quelque chose de plus personnel ? La réponse apportée par le Rav Friedlander repose sur une formule bien connue: "Comme s'il était lui-même sorti d'Egypte". La Mitzva n'est pas de raconter une histoire desincarné qui aurait eu lieu (ou pas) il y a plus de 3000 ans, mais d'actualiser cet événement et de trouver un moyen de le rendre vivant, c'est-à-dire nourricier pour son existence.

Ce commentaire m'a aussitôt fait penser à un magnifique film de Gus Van Sant: Will Hunting. C'est l'histoire d'un jeune travaillant comme homme de ménage au MIT, ce temple de la science aux Etats-Unis et qui, l'espace d'un travail de nuit, résout de façon incroyablement simple un problème de mathématiques en dehors de portée des meilleurs cerveaux de la planète. De fil en aiguille, son génie académique, dans toutes les matières se découvre, mais doublé d'une incapacité chronique à se projeter dans un avenir et à nouer une relation forte et équilibrée avec ses congénères et en particulier avec une femme.
Pourtant Will Hunting sait en parler. Il sait disserter sur tout. Mais il ne vit pas. Il  n'engage pas son intériorité. C'est ce que perçoit Robin Williams qui joue son psychologue dans le film:

"Donc, si je te parle d'art, tu vas me balancer un condensé de chaque livre d'art jamais écrit sur le sujet. Michel-Ange, tu sais plein de trucs sur lui. L'oeuvre de sa vie, ses aspirations politiques, lui et le pape, ses orientations sexuelles, tout le tralala ... mais je parie que ce qu'on respire dans la Chapelle Sixtine, son odeur, tu connais pas. Tu ne peux pas savoir ce ça fait de lever les yeux vers le magnifique plafond. Tu sais pas.


Si je te dis de me parler des femmes, tu vas m'offrir un topo sur les femmes que tu as le plus aimées. Il t'est peut-être même arrivé de baiser quelque fois. Mais tu ne sauras pas me décrire ce que ça fait de se réveiller près d'une femme et de sentir vraiment heureux.

Si je te faisais parler de la guerre, c'est probablement tout Shakespeare que tu me citerais: "une fois de plus sur la brèche mes amis !" Mais tu n'as pas vécu la guerre. Tu n'as jamais tenu contre toi ton meilleur ami. Tu ne l'as pas vu haleter jusqu'au dernier souffle avec un regard qui implore. 

Si je te fais parler d'amour, tu vas probablement me réciter un sonnet. Mais tu n'as pas connu de femme devant qui tu t'es senti vulnérable. Une femme qui t'ait étalé d'un simple regard. Comme si Dieu avait envoyé un ange sur terre pour toi...pour t'arracher aux profondeurs de l'enfer. Et tu ne sais pas ce que c'est d'être son ange à elle. Et de savoir que l'amour que tu as pour elle est éternel."

C'est le paradoxe maintes fois observé: connaître un concept, une notion ne suffit pas en faire une expérience. Exemple classique: Heidegger dont le statut de plus grand philosophe du XXème siècle ne l'a pas empêché de fricoter avec le parti Nazi. De façon plus triviale, savoir qu'une chose est bonne à réaliser ne nous empêche pas de procrastiner, de trouver toutes sortes d'excuses rationnelles pour ne pas la faire.
Dans un autre registre, savoir que la Shoa a existé, participer à des commémorations n'empêche pas a priori une reproduction du phénomène. Perdre quelqu'un est une chose finalement banale dans notre existence et statistiquement inévitable pour chaque homme sur terre. Mais le vivre est une expérience totalement, radicalement différente en ce qu'elle engage notre vie au plus profond de nous même.

C'est là presque tout l'enjeu du judaïsme: la Thora, le Talmud ne se lisent pas, ce ne sont pas des objets de connaissance qui doivent un jour faire l'objet d'une appréhension exhaustive. Il s'agit des supports principaux pour une expérience qui s'appelle l'Etude. S'obliger à se choisir un maître, s'imposer d'étudier en face de quelqu'un d'autre qui n'a forcément pas la même vision que nous d'un sujet de fond, c'est ça l'expérience fondatrice de la vie juive. Chacun d'entre nous peut se dire libre: après tout, nous vivons en démocratie, loin des dictatures d'antan, pour certains au sein même de la Terre d'Israël dans une structure nationale juive, bref, qui oserait dire que nous aurions encore à causer de Liberté à part pour le folklore ?

Ce n'est qu'en se confrontant à autrui, en vivant cette expérience avec ses tripes, qu'il est possible de déceler les nouvelles formes de servitude dont nous avons un devoir impératif de nous libérer.

Hag Sameah à tous et osons devenir des Will Hunting (à la fin du film bien sûr....

1 commentaire:

Unknown a dit…

tres bon article comme d'habitude mais si je peux me permettre la dernière partie est un peu bâclée (je veux dire que tu as pris beaucoup de temps a introduire le sujet et un peu moins à le conclure).
Enfin, la citation du film est belle mais certains éléments (je te laisse deviner lesquels) auraient pu être gentillement censurés.
Oui je suis un peu puritain lorsqu'il s'agit de Kodesh ;)
Hag Sameah et l'an prochain que nous soyons tous des Sages, à Jeru ou Bne Brak, pour revivre Pessah'